Actualités > Synthèse OCEANEXT par Frédéric Denhez

 

Durant trois jours de juin de l’an 2016, les quais de Nantes ont vécu une belle d’histoire : alors que la Loire était grosse au point de les effacer presque, l’océan les a chatouillés dans un grand palabre. Durant trois jours en effet, chercheurs et ingénieurs, femmes et hommes de l’art ont, dans l’ancienne capitale bretonne, débattu de l’exploitation durable des ressources marines et de la meilleure gouvernance possible de ce qui se trouve devant nous quand nous sommes à la plage. Enfin ! a-t-on entendu dans les tombeaux de Richelieu et de Tabarly qui en leur temps dénoncèrent le désintérêt du Français pour l’eau de mer ! Enfin a-t-on parlé de l’océan dans ce pays maritime qui n’a jamais été marin… Les 8, 9 et 10 juin, parmi inondations et grèves, une centaine de chercheurs a fait part de ses travaux, de ses résultats, de ses idées, de ses analyses, de ses espoirs et de ses frustrations lors de présentations, de tables rondes, pendant les pauses et autres « social events » où les choses se disent et se font. Issus de dix-huit pays différents, les investigateurs ont conversé en souriant dans la langue de la science qui va, l’anglais. Trois jours d’une grande conférence internationale, qui eut l’originalité d’être interdisciplinaire. Cela fait donc deux grandes premières, en France où les fermetures sont partout. Trois jours qui ont démarré par trois longues minutes au cours desquelles de jeunes doctorants accompagnés de leurs maîtres moins jeunes ont scénarisé leurs recherches devant le grand public. Trois jours de réjouissantes surprises pour l’auteur de ces lignes : les chercheurs savent - enfin - manier la langue et ses artifices pour gagner l’esprit, si ce n’est le cœur, d’un auditoire de simples curieux. La complexité passionne quand elle est belle, et ces cosmopolites du savoir ont su la bien habiller.

(les labos des chercheurs cités sont indiqués tout en bas)

 

Trois minutes pour Coselmar

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© Coselmar/ Oceanext/ Ifremer/ Univ. Nantes

Commençons par un acronyme, dont nous Français sommes si friands : Coselmar. Coselmar ? « Compréhension des socioécosystèmes littoraux et marins ». C’est un vaste projet de recherches porté par l’Institut Universitaire Mer et Littoral (IUML) qui a réuni durant 4 ans cinq unités de l’Ifremer et onze laboratoires de l’Université de Nantes. « Socioécosystèmes », et non pas écosystèmes, notez bien. Le terme dit assez l’objectif des initiateurs du projet, Sophie Pardo et Philipp Hess : ne pas se contenter d’une approche classique, naturaliste ou biochimique par exemple des écosystèmes, mais élargir le regard, dans l’espace et le temps afin d’approcher la réalité de l’écologie, qui est celle d’être la science des relations sociales entre espèces et milieux. L’écologie est une sociologie, alors revêtons de la même blouse blanche sciences sociales et sciences tout court, remembrons le rassurant bocage intellectuel qui cloisonne les disciplines et fragmente les savoirs. Par exemple en finançant des projets de recherche transdisciplinaires, que leurs meneurs ont donc présenté en… trois minutes. Trois minutes ! ? Logique ! Car pour faire rentrer des années de travail dans un si petit format, pour transformer des masses de données absconses en un récit accessible, il faut accepter de sortir de la confortable résidence du laboratoire pour se débarrasser un moment de l’orthodoxie. La vulgarisation est l’art du compromis entre le savoir et ce que l’on veut faire savoir. Cela a un prix : l’ouverture aux autres regards sur un même thème, et surtout, sur celui qui ne sait sans doute rien.

Et l’exercice a été, foi de vulgarisateur, stupéfiant. Imaginez une scène, un écran, une grande salle quasi pleine qui votera, un jury de sept sommités qui désignera. Imaginez des chercheurs qui, par paires, hors de leur zone de confort, attendent, peu habitués à l’exercice, écoutant les ultimes conseils de leurs formateurs. Car ils ont été formés aux rudiments de la prise de parole, ce qui n’est jamais inutile quand on sait qu’on ne pourra se retrancher derrière un très protecteur PowerPoint, un pupitre et trois quarts d’heure. Imaginez le stress, dans une ambiance qui plus est bon enfant. Avec la certitude que la cloche retentira au bout de cent quatre-vingts secondes. Allez, il faut bien se lancer. On y va.

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Les chercheurs sont de (bons) acteurs*

On est dans la vase dès la première scène. Scène, oui, car chaque paire académique a travaillé son œuvre sous la forme de sketchs, parfois déguisés. Les pieds dans la vase, donc, pour commencer, mais avec la tête dans les étoiles. Ou comment, selon Priscilla Decottignies et Caroline Échappé, le satellite peut regarder depuis très haut le très peu épais film planctonique déroulé à chaque marée sur la vase intertidale, et aider ainsi à le mieux connaître pour mieux gérer les tables ostréicoles. La vase, encore, mais au tribunal, cette fois avec les avocats Vona Méléder et Thierry Jauffrais qui s’opposent dans l’affaire de Monsieur foraminifère (un protozoaire protégé dans une petite coquille calcaire) accusé par le ministère public de la vasière de voler le plaste (la machinerie qui fait la photosynthèse) de Madame Diatomée (une algue enfermée dans une boîte en silice) dont in fine Monsieur foraminifère se nourrit. À défaut d’entrer dans le Code pénal, la kleptoplastidie est arrivée dans l’imaginaire par un petit bijou de pédagogie. La vase, on la quitte enfin après s’être successivement attablé au restaurant de la québécoise Anik Brind’Amour et de l’Écossais Carl Reddin, et celui de Laurent Barillé et Laurent Godet dont les cartes rendent hommage au réseau alimentaire intertidal. Bien digérés, les menus, à base de nereis frits, de lits d’algues, mais aussi d’un étrange ver au statut évolutif étrange dont la forme… phallique (Glossobalanus sarniensis, l’étymologie est assez imagée, je vous invite à la reconstituer vous-même) pourrait faire croire à l’observateur facétieux qu’elle confirme la position de chaînon manquant entre invertébrés et vertébrés, donnent une idée des conséquences sur l’écosystème littoral d’une modification de ce qui se passe dans les vasières.

Axel Creach et Sophie Pardo © Coselmar/ Oceanext/ Ifremer/ Univ. Nantes

Chaussés dans des bottes, Justine Dumay et Laurent Vallet dénoncent en ce qui les concerne ces algues qui nous envahissent, sargasses et autres grateloupes - quel nom, encore ! - dont le développement formidable est en soi un empêchement de gérer convenablement les ressources marines. La pêche par exemple. Laurie Tissière, Brice Trouillet et Stéphanie Mahévas réfléchissent d’ailleurs à comment on met tout le monde autour d’une table afin de simuler correctement une pêcherie - en adorant ISIS-fish, un simulateur numérique de pêcherie complexe ; tandis que Patrice Guillotreau et Gilles Lazuech, pulls rayés et bonnets marins, tirent le fil de la grosse pelote socio-économique du marché des produits de la pêche, en France. Un flash d’actualité vient tout d'un coup nous rappeler à la réalité : nous sommes le 8 juin 2116, et une tempête ravage les côtes atlantiques, mais grâce à Axel Créac’h (qui vient de se voir décerner le prix de thèse annuel de la revue Mappemonde),  et Sophie Pardo, tout avait été préalablement modélisé, les élus avaient fait ce qu’il fallait en termes d’aménagement du territoire et de règles de construction, et les dégâts se sont retrouvés fort limités. Puissance d’un outil qui dit clairement aux décideurs où s’installer engagerait leurs responsabilités.

On souffle, après, et l’on peut découvrir dans de bonnes conditions une science nouvelle, la métabolomique : comment l’étude de l’ensemble des métabolites d’une cellule permet de différencier dans un jeu entre chimie et biologie les différences entre deux souches de microalgues impliquées dans la production d’huîtres… Et de différencier tout court les participants : ce sont les deux auteurs de ces trois minutes casse-gueule, tant le sujet de la métabolomique n’invite pas a priori à la mise en scène, qui ont obtenu le Prix du Jury. Quant aux deux avocats de la vasière, Vona Méléder et Thierry Jauffrais, leur plaidoirie a recueilli les vivats du peuple souverain : prix du public !

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L’océan des refus et des rebuts

Ces trois minutes ont été un succès parce qu’elles ont fait ressortir des chercheurs ce qui les anime intimement : la petite folie douce, ludique et anti-âge sans laquelle aucun être humain normalement constitué ne s’engagerait dans le fastidieux d’une thèse ni le répétitif d’une vie à couper les cheveux en quatre pour réduire la marge d’erreur. Les « social events » de colloques de recherche sont toujours révélateurs de cette lumière. C’est drôle, simple, polyglotte, totalement sérieux et parfaitement infantile, parce que c’est comme ça que l’imagination se nourrit et que parfois l’on comprend.

Beaucoup de thèmes ont transparu au travers de la multitude de publications et de travaux présentés par leurs auteurs durant les deux journées d’Oceanext. On les verra plus loin. Certains ont eu l’honneur de tables rondes réunies le troisième et dernier jour pour ouvrir tous ces échanges académiques à un public plus large.

La première question posée était simple : l’océan peut-il être une source infinie de richesses alimentaires ? La réponse était dans la question, car les désordres écologiques, halieutiques en particulier, nous ont rappelé la finitude du monde. L’idée d’infini réside dans un usage mesuré des choses, lorsque la demande reste inférieure au renouvellement de l’offre. Encore faut-il connaître celle-ci. Ou, ce qui est plus malin, et plus facile à réaliser en théorie, elle se niche dans une utilisation optimale de l’offre, ce qui aboutit in fine à une diminution de la demande. Comment ? En récupérant par exemple les refus et rebuts de l’industrie du poisson, pour en faire autre chose que des déchets. « Il faut travailler sur les petits gisements, à droite, à gauche, et ils sont nombreux », résume Charles Delannoy, fondateur et président de la société Procidys. À Wimereux, près du port de pêche de Boulogne-sur-mer, il tente « d’aider les gens à donner de la valeur ajoutée à des matières premières telles que les poissons, les algues et surtout leurs coproduits », c’est-à-dire, en langage technique, qui a ses pudeurs, les refus et les rebuts, bref, les déchets. Une valeur ajoutée qui pour l’heure réside dans les farines animales, en lesquelles finit tout ce qu’on ne veut pas. L’idée est par exemple de réduire tout cela en hydrolysats de protéines, sous la forme desquelles ces longues et grosses molécules sont plus solubles et surtout plus « efficaces », plus profitables pour les saumons ou les crevettes d’élevage. Lesquels animaux sont aujourd’hui gavés de farines animales. Réduite encore un peu plus jusqu’à l’état de peptides - les briques des protéines, la grande famille des coproduits peut s’avérer antimicrobienne, et ainsi aider la bonne croissance des alevins.

De belles perspectives. Cela dit, Coralie Vergara, responsable des tests cliniques chez Biofortis Mérieux Nutrisciences, est comme Charles Delannoy confrontée aux règlements vétérinaires peu adaptés à des ateliers de fabrication de petite taille. « Tous les nouveaux produits alimentaires sont déjà considérés par un règlement européen de 1997 comme des « novel foods », c’est donc dans ce cadre qu’il faut rentrer », pas le choix, avec en perspective le très long parcours des études cliniques. Sollicitée à la fois par des industriels de la cosmétique et des compléments alimentaires attirés par l’image « saine » des produits de la mer, et par ceux qui ne savent pas quoi faire de leurs déchets, Coralie Vergara travaille sur le gisement des hydrolysats de poissons ou d’algues.

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© Coselmar/ Oceanext/ Ifremer/ Univ. Nantes

« On a exploré aussi le traitement des espèces invasives comme la sargasse. On la fractionne, on la liquéfie pour séparer les protéines des lipides et des minéraux », détaille Charles Delannoy. Sa société essaie d’identifier les technologies les mieux adaptées pour relier ce qu’il ne faut plus appeler déchet à des molécules qu’un client d’un domaine très différent aimerait utiliser.

Mais pour quels marchés ? À partir de quelles filières ? Car chaque déchet doit être amené jusqu’à un atelier, et doit en sortir, après transformation, prêt à être utilisé ou confié à une filière industrielle. Jean-Pascal Bergé, directeur scientifique de l’association IDMer (Institut de développement des produits de la mer) de Nantes, observe tout cela depuis des années. « Il y a deux types de demandes : d’une part l’industriel du poisson pané qui a des têtes de poissons à ne pas savoir qu’en faire, qui sait ce qu’elles lui coûteraient s’il les faisait traiter en tant que déchet, mais ne peut pas imaginer qu’on puisse en faire autre chose que du produit alimentaire ; et d’autre part l’industriel du cosmétique qui veut faire une crème x ou y avec tel ou tel ingrédient issu de la mer. Nous, on se situe entre les deux, on intervient entre le moment où le concept d’un nouveau produit est validé à l’échelle du laboratoire, et le moment où le produit arrive sur le marché ». Cela l’oblige, lui comme les autres intervenants à cette première table ronde, à anticiper les besoins des entreprises de valorisation et de transformation des produits et des coproduits de la mer, à mettre au point et à formuler, à créer des technologies, à industrialiser les procédés au sein d’une usine pilote.

Le marché est considérable et ne se résume pas aux protéines alimentaires ou aux crèmes de jour car il s’étend aussi à la valorisation énergétique, à la fabrication d’engrais et la nutrition humaine. Du premier au dernier secteur, les volumes ne sont pas les mêmes, de l’énorme au tout petit, les marges montent en raison inverse, tout comme les réglementations, surtout en nutrition humaine où, on s’en doute, le principe de précaution est poussé à l’extrême. Les choses avancent, trop lentement aux dires de tous. Un bouleversement d’échelle s’impose, pour passer de la découverte du laboratoire à la petite production en atelier puis à la masse industrielle. Mais passer du gramme à la tonne n’est pas une mince affaire, à laquelle la lourdeur des réglementations sanitaires et vétérinaires n’est pas étrangère. Sans être l’entière responsable, car même avec les meilleures volontés du monde, le marché resterait prisonnier du carcan de la concentration actuelle de toutes les filières de valorisation des coproduits de la mer dans deux grosses unités de traitement, à Boulogne-sur-mer et Concarneau. Celles-ci ont besoin de 20 tonnes par jour pour être rentables…

Vieille comme l’écologie, l’idée de l'économie circulaire fait néanmoins son chemin.

« Même dans l’aquaculture il y a matière à faire ». Thierry Chopin, personnalité du secteur, est le directeur scientifique du Canadian Integrated Multi-Trophic Aquaculture Network (CIMTAN) et, accessoirement, consul honoraire de France au Canada. « La pêche fait souvent de la monopêche, l’agriculture de la monoculture et l’aquaculture, in fine, c’est pareil ».

Une espèce, une méthode, un produit fini, une filière.

« Or, en faisant profiter à d’autres espèces les déchets de l’espèce commerciale, en installant plusieurs espèces complémentaires dans la même ferme, on fait de l’économie circulaire, et… des économies ».

Plusieurs espèces, plusieurs méthodes, plusieurs produits.

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© Thierry Chopin

Ce que font les Vietnamiens, les Chinois et les Coréens depuis deux mille ans, Thierry Chopin a mis huit à le faire admettre par l’État canadien. C’est en baie de Fundy, à l’est du pays, qu’il a en mars 2004 enfin pu mettre à l’eau ses cages très spéciales. Des cages circulaires où tournent des saumons. Des oursins dessous. Des moules à dix mètres. Des algues peu loin encore. Les oursins mangent les fèces, les moules filtrent les microparticules alimentaires qui traînent, et les algues fixent le dissout, l’inorganique, les minéraux. Bien développées, elles cassent aussi la houle, protégeant le littoral. « De surcroît, ce qu’on appelle ici les IMTA - Integrated Multi-Trophic Aquaculture (aquaculture intégrée multitrophique, c’est-à-dire avec plusieurs niveaux trophiques, soit une chaîne alimentaire à plusieurs maillons) - peuvent très bien se concevoir au sein de parcs éoliens offshore, dont le développement s’annonce », s’enthousiasme M. le consul qui n’a jamais hésité à populariser l’IMTA sur l’air de YMCA de Village People. Faites l’essai, au moins dans votre tête. « En fait, profiter des ressources de la mer passe par une révolution : créer un équivalent marin de l’agronomie, que j’appellerais l’aquanomie ». Ou comment créer des écosystèmes artificiels pour mieux vivre sur la bête, profiter des ressources naturelles de la mer sans les épuiser. « Encore faut-il qu’il y ait un marché, or, alors que faire pousser des algues en bout d’élevage de saumons est très efficace, nous ne savons qu’en faire, dans le monde occidental ». Même en cosmétique, le marché n’est chez nous pas bien considérable. Les chiffres laissent pourtant rêveur : dans le monde, 96 % des algues élevées le sont en Chine, en Indonésie et aux Philippines. Avec un chiffre d’affaires annuel de 6 à 7 milliards de dollars, en croissance de 7 à 8 %

La pêche aux moules en bateau

De tels écosystèmes artificiels ne peuvent se penser que dans un aménagement intégré des littoraux, tels que l’Europe les imagine avec sa directive-cadre, que vous verrez un peu plus loin. Cela dit, industriels et professionnels de la chose regardent aussi l’horizon. Le large. Les eaux territoriales : l’offshore. L’idée de faire pousser des moules et des huîtres ailleurs que dans la zone de balancement des marées paraît au premier abord étrange. « Alors que depuis 1996, en France, il n’y a pas eu de nouveaux développements de l’aquaculture marine, il y a de plus en plus de conflits d’usage sur une zone restreinte, le littoral, entre la pêche, la plaisance, le tourisme etc. » constate Philippe Goulletquer, qui a beaucoup travaillé au sein de l’Ifremer sur les réalités de l’aquaculture offshore. « Du coup, s’éloigner est une solution, alors même que le marché du coquillage ne connaît pas (trop) la crise ». Mais voilà, ce marché a pour point de départ des producteurs qui sont des artisans, des entreprises familiales. Dont on voit mal comment elles pourraient trouver les financements pour aller accrocher par cinquante mètres de fond des plates-formes d’élevage à 10 km du rivage. L’aquaculture, comme l’agriculture, confrontée à la perspective industrielle, y perdra-t-elle son anthropologie ?

« La question se pose », estime Laurent Barillé, professeur à l’université de Nantes. « Ce nouveau Klondike, cette nouvelle ruée vers l’or, en tout cas telle qu’on la présente, les petits risquent de ne pouvoir y participer, car l’offshore est très très coûteux ». Une question sociale qui mérite décidément de ne jamais quitter l’esprit dès lors qu’on en examine les tenants et aboutissants techniques. Philippe Glize, qui représentait le Smidap, l’avait bien en tête lors de la seconde table ronde consacrée justement au futur de l’aquaculture du grand large. Le Smidap (Syndicat Mixte pour le Développement de l'Aquaculture et de la Pêche en Pays de la Loire) est un organisme qui fait le relais entre professionnels, élus et chercheurs. « On a fait une étude de faisabilité en plein milieu de la baie de Bourgneuf, à 10 milles du continent et 3 de l’île de Noirmoutier, soit 1 h 30 de bateau. On a testé différentes espèces, des techniques, des cycles de vie. » Conclusion : les cultures sur filières (des sortes de cages nouées à des sortes de fils à linge tenus par des bouées), ou bien en cages posées au fond ou immergées ont montré leur intérêt. Et un avantage : une mortalité moins forte de l’huître creuse. La dilution de la pollution chimique, le faible impact de la pollution organique littorale qui nourrit les micro-organismes toxiques ? Sans doute un peu des deux. Reste un souci, celui de l’acceptabilité sociale, inhérent à toute nouveauté : « L’aquaculture offshore, c’est techniquement possible, y compris au niveau des lotissements d’éoliennes offshore, mais des maires se sont révélés réticents : ils ont peur qu’après la tempête, ils récupèrent sur les plages les filières qui font quand même, chacune, 100 m de long ».

« Du coup, certains imaginent aller beaucoup plus loin, en plaçant des cages à poissons géantes immergées par 100 m de fond, en plein Gulf Stream », décrit Laurent Barillé qui travaille, en ce qui le concerne, sur l’observation satellitaire des ressources planctoniques nécessaires aux invertébrés d’élevage. Les outils Meris (MEdium Resolution Imaging Spectrometer) et Modis (MODerate resolution Imaging Spectroradiometer), permettent de suivre l’évolution du plancton à une échelle fine, nonobstant les conditions météorologiques. Ils font partie des outils utilisés dans le cadre du programme Tapas (Tools for Assessment and Planning of Aquaculture Sustainability).  Projet d’un des cinq piliers du programme européen « Croissance bleue », Tapas est dédié à l’évaluation de tout ce qui pourrait permettre de développer l’aquaculture de façon durable.

Tout le monde y pense, même la fabrique de la dissuasion nucléaire. À la DCNS, on envisage du gigantesque pour donner de la consistance à la croissance bleue. Thomas Lockhart, responsable développement d’affaires pour l’exploitation sûre et raisonnée des océans (c’est son titre officiel) : « On a comme vision une plateforme offshore multi-usage, MOP en anglais (Multi-use Offshore Platform), pour répondre à la fois au fait que les ports ne pourront plus longtemps accueillir des porte-conteneurs de plus en plus gros, et que la demande en ressources marines va croissant ». Le premier constat est à mesurer, tant le commerce maritime, frappé par la surcapacité et la chute des exportations chinoises, risque d’échouer sur sa course - à la rentabilité - au gigantisme. 

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© Lockhart/ DCNS

Le second postulat est, selon la DCNS, appuyé par les perspectives en matière d’aquaculture, évidemment, mais aussi d’énergie thermique et mécanique des océans.

Concrètement, le démonstrateur qui sera peut-être d'ici quelques années placé à une dizaine de kilomètres des côtes de la Guyane française, est une sorte d’avant-port de… 14 ha de surface, construit comme un légo de 54 gros modules flottants en béton. Des containers et du vrac (150 000 tonnes/ an) et de l’avitaillement au-dessus ; des naissains, des alevins et des algues comme ballasts ; et dessous, des filières et une trentaine de cages, ainsi qu’une centrale de production d’électricité de 10 MW à partir de la différence de température existant entre les couches d’eau. Le tout pour un peu plus d’1 milliard de dollars, financés par les entreprises clientes et le constructeur de l’île artificielle. Retour sur investissement prévu en 20 ans. « Ces Hub flottants seraient parfaits là où on les destine : au large, les vagues sont assez prévisibles, l’ensoleillement est important, l’eau est peu polluée ni contaminée par les toxines et sa salinité est stable, enfin le plancton animal est abondant… » Que demander de mieux ?

« Une validation socio-économique », répond Philippe Goulletquer. « Car si l’aquaculture offshore est techniquement faisable, elle pose beaucoup de questions pratiques : quel modèle entrepreneurial, compte tenu du fait que les petits ne pourront pas, et que les grands auront besoin d’eux pour leur expertise ; quel modèle économique compte tenu de la hausse des coûts de production et donc, des prix de vente ; quel modèle social, car ce n’est pas sûr que cela crée des emplois… »

 

En attendant les éoliennes…

Les coûts de ces géants qui rappellent l’Île à hélice de Jules Verne, et ces projets avortés de plateformes d’intervention gigantesques envisagées un temps par le Pentagone pour remplacer les porte-avions, pourraient diminuer en élevant l’huître tout en brassant le vent. Les fameux - pour les spécialistes - Integrated food and renewable energy parks (IFREP, parcs intégrés de production de nourritures et d’énergie renouvelable) sont-ils une réponse cohérente ? Déjà faudrait-il que le marché de l’énergie maritime décolle. À tout le moins, l’éolien offshore, qui est à la mode.

Un marché peu développé en France, c’est le moins qu’on puisse dire alors qu’un de ses acteurs, Areva, vient de jeter l'éponge… « Il n’y a pas de marché assez grand pour faire une économie de bassin », estime Pierre Warlop, directeur industriel de WPD offshore. Après une dizaine d’années de palabres administratifs et juridiques, six champs d’éoliennes ont été décidés par l’État (Fécamp, Courseulles-sur-Mer, Saint-Nazaire, Saint-Brieuc, Le Tréport et Yeu-Noirmoutier, les deux premiers l’ont été à WPD) : c’est trop peu alors qu’il n’y a aucune certitude sur l’absence d’éventuels nouveaux recours judiciaires d’associations, ni sur de potentiels nouveaux champs. On voudrait tuer dans l’œuf une filière qu’on ne s’y prendrait pas autrement : c’est au moins douze champs d’éoliennes qu’il faudrait pour créer une concurrence et assurer au moins dix ans de travail aux industriels. Et une vingtaine pour les entreprises chargées de la maintenance. « Nous, WPD, sommes acteurs de l’électricité d’origine renouvelable depuis 1996. On a installé 1 500 éoliennes dans le monde. En France, on a mis en place depuis 2007 une méthode originale de consultation entre pêcheurs, élus, ingénieurs et riverains, de façon à au moins bien confirmer les localisations des parcs ». C’est très chronophage, ce qui confronte l’industriel, et avec lui l’ensemble du secteur de l’éolien offshore, à un problème inédit : pour emporter un marché, on doit proposer des solutions techniques innovantes lesquelles, à cause de la lenteur de la mise en œuvre des projets, se révéleront quasi obsolètes quand les pales commenceront à tourner.

« D’un point de vue technique, la filière est pourtant la plus sûre de toutes celles des énergies marines renouvelables (EMR) », nous rassure Franck Schoefs, de l’Université de Nantes, partenaire fondateur du WEAMEC (West Atlantic Marine Energy Center), un cluster qui regroupe les parties prenantes des projets. Une filière cohérente, entre les fabricants, les assembleurs, les électriciens (il faut du gros câble et des transformateurs), les logisticiens, les ports et la maintenance. Le facteur limitant étant la capacité des ports à supporter en termes de surface de stockage disponible et de quais assez costauds du matériel d’un volume et d’un poids considérables. En France, il n’y en a que trois au niveau, Saint-Nazaire, Cherbourg et Brest.

Et puis, l’éolien offshore reste cher. « Pour réduire les coûts, pas d’autre solution que d’augmenter la puissance développée par mât ». Les meilleurs ont une puissance de 4 MW, des prototypes sont à 6, et des projets tablent sur… 8, voire 10 MW, avec des pâles de 90 m (!) capables de tourner sous une vitesse de vent plus faible. La limite étant la capacité de la logistique, et des ports, à mettre en œuvre des machins pareils. En supposant néanmoins la maturité de toutes les techniques possibles, les EMR, tout l’offshore, pourraient assurer 15 % de la production électrique nationale. « Mais pour cela, il faut des sous, or le nucléaire pompe beaucoup d’argent, qui, autrement, serait dépensé dans la R & D de la filière », déplore Franck Schoefs, conseiller EMR auprès du Président de l’Université de Nantes. Un peu d’argent ne ferait pas de mal non plus pour tenter de trouver des solutions au problème du stockage de l’électricité produite, pour quand les éoliennes, prises sous un anticyclone ou arrêtées afin qu’elles ne cassent pas sous un vent trop fort, ne tournent pas. La technologie la plus prometteuse est l’hydrogène, libre ou empaqueté dans des piles à combustible. Mais ça balbutie. « On a une capacité d’innovation extraordinaire, on a des PME innovantes, il nous faut des démonstrateurs pour vendre à l’étranger. Mais pour cela, encore une fois, il faut de l’argent ». Qui manque au cluster. Lequel freine aussi les ardeurs de promoteurs qui, motivés par la peur climatique, sont parfois trop pressés.

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L’État, il est vrai, les pousse, en projetant, dans le cadre de la Loi de transition énergétique, 40 % de renouvelables dans l’électricité consommée d’ici 2030. Soit 6 GW de puissance installée en éolien offshore. Avec 3 GW répartis sur les six sites existants, on sera loin du compte. D’autant que les professionnels estiment qu’il en faudrait au moins 12 GW de plus pour que le prix de production passe sous la barre fatidique de 120 €/ MWh. Voilà pourquoi l’État consulte actuellement pour de nouveaux champs, notamment au large de Dunkerque. Sans que la première éolienne ne soit déjà posée… En ce qui concerne l’éolien flottant, qui peut accéder, comme les barges géantes de la DCNS, à plus de vent sans les contraintes du béton à couler ni de la ligne d’horizon saccagée pour quelques associations vétilleuses, un démonstrateur de 2 MW, sur un flotteur de 36 mètres de côté sur 9 mètres de hauteur sera l’an prochain installé au large du Croisic. D’autres devraient prendre l’eau à sa suite à Groix en Bretagne, au niveau du phare de Faraman en Camargue, dans les étangs de Leucate et en face de Gruissan (Languedoc-Roussillon).

La France prend du retard, elle a donc le temps de se poser une question triviale, néanmoins fondamentale : « Quel lien existe-t-il entre ces nouveaux objets techniques et le droit » ? Cédric Lebœuf, chercheur en droit maritime à l’université de Nantes, travaille sur là-dessus depuis sa thèse de doctorat. « Les installations d’EMR sont extrêmement récentes, le droit n’est pas nécessairement adapté à elles », plaide-t-il. « Qu’en est-il en cas de pollutions ? Et en cas… de collision avec un navire ? ». Car ces installations sont sans maîtres. Nul gardien de phare ne niche en leur sommet. « Qu’en serait-il avec les futures éoliennes flottantes, dès lors qu’elles rompraient leurs amarres ? ». Cela interroge le droit à plein d’égards. Du fait que ces objets techniques sont inhabités, en cas de problème, le régime de propriété est aboli : en cas de collision, le droit proclamerait la collision entre navires, sauf qu’en l’espèce, le navire est sans personne à bord ! L’autre question que l’on peut se poser est sur le démantèlement des sites, imposée par la législation et l’OMI (Organisation maritime internationale). « Au bout de quarante ans, les éoliennes devront être démontées. Mais comme leurs fondations, et les câbles sous-marins, auront été concrétionnés, démonter signerait peut-être la mort de biotopes, de nurseries à poissons etc. »

Pour autant, le droit existe déjà. Pas d’exigence d’une révolution des codes. Le droit a juste besoin d’être précisé. Une précision, justement : quant à la menace de la privatisation de la haute mer qui clignoterait du haut de chaque mât, souvent entendu dans les réunions publiques, elle est un fantasme : les éoliennes, comme toute installation d’EMR, se trouvent en zones économiques exclusives (ZEE), c’est-à-dire que le régime de droit des états s’applique à elles, par le moyen du paiement par les opérateurs d’une licence d’exploitation. Comme pour le taxi.

 

Vers des péages en mer ?

Éoliennes, aquaculture, réutilisation des coproduits. La mer va voir augmenter les usages qu’on en veut faire. Ça se bouscule déjà, ça se bousculera plus encore si d’aventure tout ce que nous pouvons tirer de la mer est mis en œuvre. Raison pour laquelle le Parlement européen a voté une « Directive-cadre Planification de l’espace maritime » (DCPEM) en 2014, qui demande aux Etats membres de mettre en œuvre cet outil de la politique maritime intégrée (PMI).

« Le principe est de planifier le développement durable de la mer, par un partage de l’espace », résume François Victor, Chef de la Mission de Coordination des Politiques de la Mer et du Littoral à la Direction Interrégionale de la mer Nord Atlantique Manche Ouest. Traduite nationalement par une Stratégie nationale pour la mer et le littoral (SNML), elle-même déclinée en quatre régions (trois à l’ouest entre la Belgique et l’Espagne, dont celle de François Victor, une au sud pour la Méditerranée) par des Documents stratégiques de façade (DSF), la directive est une tentative de planification de l’avenir. « Qu’est-ce qu’on veut faire de la mer ? On est bien dans la répartition des usages, dans le but d’éviter les conflits », par une concertation entre tous les usagers, actuels et futurs. « Il y a de plus en plus de perspectives, d’activités économiques potentiellement intéressantes, que ce soit les hydroliennes, les éoliennes, l’exploitation des nodules polymétalliques, des granulats, les biotechnologies marines, en n’oubliant pas que les premiers usagers de la mer sont les pêcheurs, les militaires, et le commerce maritime », selon Damien Périsse, de la CRPM (Conférence des Régions Périphériques Maritimes d’Europe). Cet organisme représente 150 régions littorales de 28 pays du pourtour européen, Turquie comprise.

La concertation est donc indispensable, pourtant, lors de chacune, s’affrontent des logiques sectorielles. Il faut trouver une logique d’ensemble… « En fait, derrière la réflexion sur l’utilisation des espaces marins, il y a la question politique de la représentation intellectuelle des espaces maritimes, qui ne devront à l’avenir plus être considérés comme sauvages ». En clair, derrière les interminables, redondants et permanents recours contre les éoliennes offshore se cache une représentation particulière de la mer, nourrie de peurs, de fantasmes, de méconnaissances. On est dans le sensible, dans l’appropriation personnelle de l’horizon marin.

En définitive, « l’État demande aux pêcheurs et à la Marine nationale où installer les éoliennes », tranche Christophe Le Visage, ex-chargé de mission au Secrétariat général de la mer, qui a participé à l’élaboration de la stratégie française. Il y a encore un peu de travail avant que la mer ne devienne une ressource globale ! Peut-être l’argent aidera-t-il ? « Il n’y a toujours pas de fiscalité sur les activités en mer », révèle François Victor. Les champs d’éoliennes offshore verseront bien un droit d’usage, qui sera réparti entre les communes littorales, les pêcheurs et les espaces naturels protégés. « Mais on peut se demander s’il ne faut pas mettre un prix sur les usages, c’est-à-dire payer pour l’accès à la ressource… », avance Christophe Le Visage. Un péage. Une redevance sur les bénéfices, ou bien une TVA spécifique, dans l’hypothèse où les recettes ainsi récoltées ne sont pas versées au budget général de la Nation, mais retournent d’une façon ou d’une autre à la mer. En tout état de cause, voilà, au moins, dans les têtes, une double révolution : la remise en cause du principe millénaire du res nullius/ res communis qui fait que la mer n’appartient à personne et que ses ressources sont à tout le monde (c’est-à-dire aux premiers qui les trouvent) ; et, enfin, en France, un état qui se penche sur sa façade maritime. Du jamais-vu depuis Louis XIV et Louis XVI.

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© DIRM NAMO

 

Modélisation, pêche et diatomées

Management et planification des littoraux et de la haute mer, les hommes et les organismes marins toxiques et pathogènes, l’exploitation des ressources naturelles, la vie dans les vasières, le changement climatique sur les rivages, les perceptions et le management des risques, les molécules d’origine marine, les énergies renouvelables : voici les principaux thèmes qui ont été abordés durant les trois jours d’Oceanext. Tout à l’image du projet COSELMAR qui était à l’origine de la conférence, projet qui structure les équipes de recherche autour de cette thématique au Pays de la Loire. En fait, on a surtout causé planification des usages, modélisation des décisions et climat. L’adjectif à la mode fut « multicritères ». Il semblerait qu’il facilite l’obtention de crédits, car tout est analyse multicritères, dans le domaine de l’océan comme dans tous les autres, d’ailleurs. Tout cela fut très académique, évidemment, sinon on ne se serait pas retrouvé dans un congrès international de chercheurs, avec ce que cela comporte d’hermétisme dans la forme, et de parfois cocasse dans le fond. Du conventionnel, donc, mais, Ô surprise, orienté sur le « faire », le concret, le pratique, la mise en œuvre possible. Voilà des résultats de recherche qui, après un court temps d’assimilation, faisaient naître des images et des implications, nonobstant leur forme aride, qui plus est en anglais : ce fut inédit. Un exercice étonnant qui a durant deux jours rendu la science plus quotidienne qu’elle n’est, et transformé les chercheurs en acteurs sociaux. On a senti la mer se rapprocher, ronronnant comme le moteur climatique qu’on oublie souvent, son écume bouillonnant comme le puits de ressources qu’elle pourrait être, réfléchissant une image de notre avenir.

Morceaux choisis.

Des algues et du pétrole. Gino Baudry a désacralisé le sujet polémique des agrocarburants, de façon à se poser enfin la question suivante : les algocarburants, issus du travail des algues, sont-ils une bonne solution ? Grâce à l’analyse… devinez quoi… multicritères, qui prend en compte les avis des différentes parties prenantes, et ne se contente pas de rabâcher des bilans carbone, la première génération d’agrocarburants (celle issue des cultures) serait moins intéressante pour la société que le pétrole, lequel commencerait à décliner face à la troisième génération, celle, justement, des carburants synthétisés à partir du métabolisme des algues. Commencerait, dans l’hypothèse où l’on aurait une rupture de prix, l’essence marine étant pour l’instant au prix de l’or. On en est encore très loin. Quant à la seconde génération, tant vantée dans les ministères, celle des déchets méthanisés puis liquéfiés, elle serait d’après Gino Baudry la moins intéressante, car ses matières premières sont… par essence en volume limité compte tenu du fait que l’on ne cesse de vouloir les diminuer dans le cadre de la politique générale de réduction des déchets à la source. Voilà des résultats contre-intuitifs, qui démontrent que l’écologie, ce n’est pas que du carbone, de la biodiversité et des concepts, c’est avant tout des relations sociales qu’il s’agit de questionner. Pourquoi aller vers tel ou tel choix qui engage notre avenir ? Demandons aux intéressés, qu’ils s’assoient autour d’une table, s’engueulent et trouvent un compromis. 

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Le dilemme du thon. En ce qui le concerne, Jules Selles a mis des gens - stagiaires et doctorants de son laboratoire, puis dans un seconde temps des étudiants payés et des managers de l’organisme international qui gère les Thons de l’Atlantique (l’Icat) - dans la situation de décider des quotas de pêche. Les résultats ne sont pas encore là, Jules s’étant contenté d’expliquer sa démarche. Son but est à la fois d’éviter le biais des sensibilités (mettre de côté le rapport sensible que l’on a avec la pêche, l’océan ou le thon), et d’observer comment les « joueurs » interprètent l’incertitude scientifique inhérente à la connaissance du poisson. Les premiers résultats, au chalut, montrent que l'incertitude, qui gêne la prise de décision, niche plutôt dans l’idée que l’on se fait du niveau réel des stocks et surtout… dans ce que les autres joueurs pensent et in fine feront, ou pas. Ou comment en causant du thon rouge l’on redécouvre le dilemme du prisonnier qui, décidément, semble un des fondements de la psychologie humaine. Coopérer, trahir, penser à ses intérêts ? Où est la rationalité économique dans la rationalité scientifique ? Des travaux qui font écho aux demandes répétées des organisations de pêche, qui s’estiment trop peu écoutées dans les discussions européennes relatives à l’établissement des quotas de pêche. 

Le repli dans la cabine. Pour preuve, l’étude d’Hélène Desfontaines, qui a promené son carnet et son crayon dans les ports de Vendée afin de recueillir l’opinion des pêcheurs sur ces règles qui les obligent. Conclusion, si tant est qu’un chercheur en sciences sociale puisse conclure : les scientifiques de l’halieute ont beau correctement échantillonner les stocks, les gens de mer n’en pensent pas moins que les fluctuations du poisson sont avant tout cycliques. Naturelles. Hasardeuses. Ce fossé entre l’art du labo et les arts traînants n’est pas forcément objectif, car Hélène estime qu’il est aussi creusé par le repli défensif des pêcheurs, qui se sentent attaqués, sur leur identité. Face à la menace d’un changement de leur métier, ils manient un jeu symbolique d’images, comme les agriculteurs, desquels ils sont décidément très proches. Le sensible supplée le rationnel parce que l’existence est en jeu : on ne dit pas que les chercheurs ont tort, on dit que cela nous fout les jetons. Déjà que, a rappelé Gilles Lazuech, l’exercice quotidien de la profession n’est pas paisible. Car à mesure que les pêcheurs luttent pour leur survie économique et sociale, ils prennent toujours plus de risques, vu qu’ils sont en partie payés au prorata du chiffre d’affaires, et se blessent ou meurent plus que tout autre corps social. 

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© Hélène Desfontaines

Pêcheurs inexplorés. C’est à peu près tout ce que l’on sait du métier de pêcheurs. Sa dangerosité. Pour Laurie Tissière s’il y a peu de dimension humaine dans la gestion de la pêche, c’est parce qu’il y a peu de connaissances sur sa sociologie, eu égard au fait que le métier est solitaire et isolé, entre les mains qui plus est de taiseux repliés derrière l’image qu’ils veulent bien délivrer. Sa perception par la société est donc orientée sur ses seuls impacts, réputés démesurés, ce qui alimente le repli sur soi. Effet boule de neige. Les barrières sont difficiles à casser, le scepticisme est partout et l’idéologie se trouve dans chaque partie prenante. Comment faire avancer les choses ? Par des forums, le dialogue, mais, nous dit Laurie, l’impact est limité.

En fait, beaucoup de chercheurs se posent les mêmes questions et arrivent à peu près aux mêmes conclusions, tels David Reid, Pierre Petitgas ou encore Erik Olsen. Questionnant des centaines de pêcheurs tunisiens concernés par l’établissement d’aires marines protégées (AMP), Marouene Mbarek a quant à lui montré que le point de vue des professionnels est surtout orienté par leur lien avec la zone concernée, et les bénéfices qu’ils en tirent : en dépit de l’hétérogénéité du monde de la pêche autour des îles Kouriat, il semble s’organiser en trois groupes bien distincts. Le premier assemble les petits artisans ayant appris le métier sur le tas, en famille. Leur effort de pêche est faible, mais uniquement, ou presque, centré sur les îles : ils sont logiquement contre les AMP. Le second groupe est constitué des pêcheurs ayant été formés à l’école. Mieux équipés, leur effort se porte en conséquence à l’extérieur de la zone, au large. Ils soutiennent la création d’AMP autour des îles, qu’ils ne travaillent pas, et dont ils déplorent par ailleurs la surexploitation par les autres pêcheurs. Le troisième groupe est une sorte d’hybride : des petits métiers qui traînent leurs filets assez peu autour des îles, dont ils soutiennent le placement en aire protégée, compte tenu du fait que sinon, demain, il n’y aura plus de poissons. Sans considération pour ces différents points de vue, sans respect pour les petits pêcheurs côtiers moins syndiqués et donc invisibles dans les instances de décision, sans recherche de compromis, l’établissement des aires marines protégées ne peut que nourrir des conflits.

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© Jay

Ce truisme illustre les critiques faites contre le Marine spatial planning, le MSP. Le multicritères dans toute sa splendeur, sauf les hommes. Examinons-le.

Aménagement du territoire marin. Comme Jules Selles, Célia Le Lièvre aime jouer. Faire jouer des acteurs de terrain, plutôt, en leur demandant comment transposer les techniques d'aménagement du territoire à l’aménagement du littoral. Sur terre, même si les processus sont très imparfaits, les décisions prises après de longues discussions entre les usagers, sous l’égide du politique, sont le fruit de concertations. Et bon an mal an les documents d’urbanisme et de cohérence territoriale, PLU et Scot, fonctionnent. En mer, c’est différent, à cause de sa nature même, et de l’absence de droits privés s’appliquant à ses ressources : cela explique pourquoi la mer n’a jamais été concernée par le même type de planification que la terre ferme. Pourtant, terre et mer sont liés par le rivage, comme l’a rappelé Philippe Riou, en montrant l’intérêt de coupler un modèle terrestre et un modèle marin pour mieux comprendre, et donc en mieux prévoir les conséquences économiques, les phénomènes d’eutrophisation et de d’explosion démographiques du plancton toxique.

Et concrètement ? Travaillant en Irlande au Centre des énergies marines Célia Le Lièvre a élaboré une grille d’analyse multicritères, afin d’obtenir, un jour, une planification de l’espace maritime par coordination avec l’aménagement du territoire, qui devient urgente alors qu’émerge la filière de l’éolien offshore. Pas simple, lui répond Christina Kelly, de l’Université de Belfast, car en Irlande, 34 administrations différentes « gèrent » estuaires, littoraux et eaux territoriales ! Sans une législation appropriée et une gouvernance spécifique, aucune approche intégrée n’est efficace, a-t-elle montré dans ses travaux. L’homme, toujours, facteur limitant des plus belles constructions théoriques. En clair, dans le vide politique, on est à peu près sûr de se mettre le doigt dans l’œil. Un constat que ne contredit pas Danai Tembo : en Afrique-du-Sud, la corruption explique la mise en œuvre très mesurée d’une pourtant fort solide législation, ce qui fait la fortune des mafias du braconnage.

De la modélisation sans les hommes. Toutes ces approches procèdent plus ou moins de la grande mode du MSP, autrement, dit, de la planification des usages de l’espace marin. Depuis le Québec, Yannick Leroy s’interroge avec un tantinet d’ironie sur cette « nouvelle frontière », cette construction « post-moderne » de la mer. Ne serait-elle pas dénuée de substance, cette approche d’inspiration néolibérale, qui, parce qu’elle se contente de cartographier et de définir des zones d’analyse, donne de la mer l’image d’un espace absolu, c’est-à-dire sans hommes ni humanité ? Ce qu’en effet ont montré tous les travaux des chercheurs l’ayant pratiqué : tous déplorent, dénoncent, réclament des données sur les usagers de la mer. Un comble, alors que le MSP prétend dire ce qu’il faut faire en matière de gouvernance des activités liées à la mer. Avec elle, la carte marine est réduite à sa couleur bleue.

Le truisme par l’huître. Pas toujours, fort heureusement. Car ici et là le couplage d’une analyse multicritères avec une approche sociale a su montrer de grands talents. Aurélie Castinel, en Nouvelle-Zélande, a par exemple établi que si chercheurs, politiques et professionnels travaillaient en commun, les effets des grandes crises de mortalité de l’huître (POMS, pour Pacific Oyster Mortality Syndrome) seraient moindres. Pourquoi ? Parce qu’on s’y préparerait mieux ! Une démonstration faite par Sophie Pardo à l’échelle de la planète : certes la hausse de la salinité et de la température moyenne des eaux de surface, la baisse du pH ou encore l’eutrophisation des eaux littorales augmentent la vulnérabilité des élevages de mollusques bivalves aux épisodes de mortalité massive, mais ceux-ci sont plus ou moins graves selon que décideurs et professionnels se parlent, ou pas, et tiennent compte de leurs approches différentes. Ou non.

Indice de mortalité tempête.

Et si l'on se parlait avant que la tempête n’arrive, se demande Axel Créac’h ? Reprenant toutes les données du désastre de la tempête Xynthia à la - bien nommée - Faute-sur-Mer, il a construit un indice de morbidité des tempêtes appelé VIE (Vulnérabilité intrinsèque extrême). Combinant pour chaque maison sa distance aux ouvrages de protection, son niveau de submersion, son architecture et son éloignement aux aires de refuge, cet indice estime la dangerosité relative sur une échelle de couleur comme celle collée sur les réfrigérateurs : entre le A qui est vert et le D qui est noir, l’avenir n’est pas le même. Si cet indice avait préexisté, le maire de la Faute n’aurait peut-être pas signé tant de permis de construire, car il aurait alors vu qu’ils concernaient à près de 90% des projets immobiliers classés D. Et même avec toutes les maisons déjà bâties, M. le maire aurait su quoi faire, car en couplant son étiquette à un modèle d’analyse coût-efficacité, Axel Créac’h lui donne une valeur opérationnelle. Rehausser les digues, modifier les maisons, créer des cheminements d’évacuation, ou, carrément, évacuer tout le monde, que faire ? Ce n’est en tout cas pas la méthode tout ou rien de l’État qui sera efficace, d’après le chercheur. La « zone noire », évacuée et inconstructible, ne semble pas être la meilleure solution. Si l’évacuation semble pertinente là où le risque est maximal, là où il l’est moins, la modification des maisons serait la plus efficace. Applicable à toute commune sur une échelle riquiqui, la méthode Créac’h est promise à un bel avenir. 

Algues vs soja. Il en est de même avec les idées développées par Joël Fleurence, qui avait sans doute à cœur de répondre au désespoir de Thierry Chopin de ne pas voir les Occidentaux dévorer des algues à pleines dents. Joël propose de cultiver les algues en aquaculture intégrée, façon Chopin, pour les donner ensuite à manger sous forme de protéines aux poissons et crustacés, à la place de leurs habituelles protéines de soja. Le poisson nourrit l’algue qui nourrit le poisson, le circuit intégré rêvé. On nourrit l’homme par les algues, mais de façon subtile, discrète, indirecte. Malin. Par l’établissement d’une double interaction, ici artificielle, qu’on retrouve dans la nature, nous redit Priscilla Decottignies. Les huîtres mangent-elles des diatomées ? En effet, c’est un régime bien connu ; et bien, figurez-vous que les diatomées ne poussent jamais aussi bien qu’avec une eau riche en taurine, un acide aminé excrété… par l’huître. Laquelle dispense ses fèces dont savent aussi profiter ce dont elle se nourrit, à savoir les diatomées. L’économie circulaire, l’homme n’a rien inventé.

Allez, pour finir, causons un peu de CO2. Les géo-ingénieurs de plateaux télévisés imaginent, tout sourire, qu’aimablement poussé à se multiplier par quelques sacs d’engrais, le plancton végétal avalerait toujours plus du CO2 qu’on déverse sans arrêt dans l’atmosphère. Ainsi, le puits de carbone des océans, qui absorbe déjà quelques vingt-cinq pour cent du CO2 anthropique, se creuserait un peu plus, et le problème serait réglé. Les travaux de Bing Huang altèrent quelque peu la prophétie : dans un surcroît de CO2, les diatomées du genre Phæodactylum sont heureuses, certes, mais, rapidement, le bilan devient nul car ces algues ont la mauvaise idée de… respirer. Et oui. C’est pénible, la nature, ça fait tout en rond.

 

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© FD

 

 

 

(*, les labos desdits chercheurs sont ici) :

 

Sophie Pardo : LEMNA, Université de Nantes

Philipp Hess : Ifremer, Nantes

Priscilla Decottignies : MMS, Université de Nantes

Caroline Echappé : MMS, Université de Nantes

Vona Méléder : MMS, Université de Nantes

Thierry Jauffrais : LPG-BIAF, Université d’Angers

Anik Brind’amour : Ifremer, Nantes

Carl Reddin : MMS, Université de Nantes

Laurent Barillé : MMS, Université de Nantes

Laurent Godet : LETG, Université de Nantes

Justine Dumay : MMS, Université de Nantes

Laurent Vallet : GEPEA et MMS, Université de Nantes

Laurie Tisière : : LETG, Université de Nantes

Brice Trouillet : LETG, Université de Nantes

Stéphanie Mahévas : Ifremer, Nantes

Patrice Guillotreau : LEMNA, Université de Nantes

Gilles Lazuech : CENS, Université de Nantes

Axel Créac’h : LETG, Université de Nantes

Gino Baudry : LEMNA et GEPEA, Université de Nantes

Jules Selles : Ifremer et Université de Nantes

Hélène Desfontaines : CENS, Université de Nantes

David Reid : Marine Institute, Ireland

Pierre Petitgas : Ifremer, Nantes

Erik Olsen : Institute of Marine Research, Norway

Marouene Mbarek : GRANEM

Célia Le Lièvre : Marine and Renewable Energy Ireland (University College of Cork)

Philippe Riou : Ifremer

Danai Tembo : Nelson Mandela Metropolitan University (Afrique du Sud)

Yannick Leroy : LETG, Université de Nantes


Aurélie Castinel : Ministry for Primary Industries (Nouvelle-Zélande)

Joël Fleurence : MMS, Université de Nantes

 Bing Huang : MMS, Université de Nantes

 

 

 

 

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